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Toponymes et lieux-dits

Les recherches en matière de toponymie sont autant utiles à l'histoire qu'à la Linguistique. Il est pourtant rare que les méthodes scientifiques se rencontrent pour explorer les mêmes sujets. Pourtant, il serait très utile que les historiens et les linguistes ouvrent en cette matière un champ d'interdisciplinarité.

Dans bien des cas les méthodes sont faussées par l'absence presque totale de prise en considération des principes créateurs qui environnent toponymes et microtoponymes. Les linguistes considèrent trop souvent les corpus qu'ils ont à leur portée comme des données fiables reflétant l'étendue d'un système dialectal, ou bien encore évoluant en obéissant aux lois de la phonétique romane, ce qui n'est pas toujours vrai si l'on tient compte du fait que le cadastre dit napoléonien qui leur sert trop souvent de base est un registre de faible densité, déformé par les géomètres.

Les historiens quant à eux manipulent cette matière lorsqu'ils en ont besoin. On cherchera à accréditer que tel lieu-dit la Motte, est forcément la trace d'une ancienne motte féodale, sans considérer que ce terme peut être le produit d'une désignation variable, inspirée par exemple par un nom de personne.

Dans la majeure partie des approches que nous avons rencontrées, on ne fait d'ailleurs aucune distinction entre les noms de lieu qui désignent un vaste territoire (une paroisse, une seigneurie) et les lieux-dits qui désignent des endroits moins étendus (un champ, une prairie, un bois). On devrait appeler les premiers toponymes et les seconds microtoponymes et même rebaptiser les premiers macrotoponymes. Pour bien des auteurs les noms de lieu qui ont été relevés pour la plupart à partir d'un cadastre fautif, façonné au XIXe siècle, dérivent d'une création médiévale, voire antique, sans en connaître ni les virtualités créatrices ni les nombreuses déformations. 

Or de nombreux lieux-dits sont le reflet de situations récentes que l'usage a agrémenté au cours du temps, modifiant la structure linguistique en fonction de la compréhension qu'en avaient les scripteurs : notaires, greffiers ou arpenteur.

Travailler sur les étapes linguistiques d'un nom de lieu est beaucoup plus intéressant que de statuer définitivement sur son origine à partir d'un faible échantillon. On y découvre le registre fossilifère des lieux-dits avec ses déformations liées à des situations intermédiaires, pleinement linguistiques et surtout pleinement historiques.

C'est sur ce sujet très riche qu'Alain Noël a travaillé, en soutenant une thèse de doctorat se fondant sur la microtoponymie de la forêt d'Othe, et qui a trouvé un aboutissement dans un ouvrage publié aux éditions Honoré Champion en 2002 : Les lieux-dits, essai d'archéologie verbale, la forêt d'Othe à l'âge moderne.

Dans cet ouvrage l'auteur insiste sur la faculté de déformation des lieux-dits comme étant la conséquence d'un système de représentation de la société rurale. Les lieux-dits repérés dans des sources archivistiques variées sont les signes de la perception des paysages et des usages ; paysages et usages qui sont loin d'être immuables. Dès lors il n'est plus question d'attribuer une origine certaine à telle appellation mais de dévoiler la multiplicité des signes qui la compose en travaillant comme un archéologue à travers la poussière des archives

Quelques exemples permettent d'observer l'importance de ces traces dans l'espace agraire. Elles résonnent presque toujours comme des images, des métaphores du paysage, qui nous renvoient à un imaginaire et à une sensibilité dont la fertilité a été perdue lorsque l'on a décidé de figer les lieux-dits dans les sections cadastrales.

Le processus existe ainsi à travers le lieu-dit la Main du Glaive, identifié à Marolles le 25 février 1604 (AD Yonne, 3 E 1/219), dans un acte où Edmond Bazarne, manouvrier en ce lieu cède à maître Pierre Le Clerc, contrôleur pour le roi en l’élection de Tonnerre, la moitié d'un arpent de terre, au finage de Marolles, tenant aux hoirs feu André Jubelin, aux mineurs de feu Claude Davion, à Nicolas Marlieu et à Jean Le Jay. Que peut-on y lire de spécifique? La trace d'une borne métaphoriquement liée à l'autorité de justice? La forme d'une pierre, d'un arbre, ou d'un relief évoquant l'image d'un poing serré autour d'un glaive? La déformation d'une autre expression à partir de similitudes phoniques? Si l'on ne parvient pas à déterminer l'origine de ce lieu-dit, on sera satisfait de ce saisissement qui dessine les contours d'un territoire fortement imprégné par une image protectrice en un temps où l'incertitude de l'autorité civile plane sur presque tous les terroirs. 

En est-il de même pour le Chêne à l'Ermite, trouvé dans un acte du 29 novembre 1600 (AD Yonne 3 E 6/341), par lequel Christophe Regnauldin, laboureur à Saint-Bris, époux de Jeanne Belin, vend à maître Jean Deschamps, procureur au bailliage d’Auxerre, un arpent et demi de terre, au finage de la Brosse? Un ermite a-t-il existé autrefois près de cet arbre ou bien le territoire était-il en la possession autrefois d'un homme dont le patronyme était L'Ermite? Dans les deux cas les virtualités se rassemblent pour n'envisager qu'une seule image, celle de l'anachorète qui pose pour la postérité afin qu'on lui façonne un portrait à côté de l'arbre gigantesque. 

C'est ainsi, les lieux-dits engendrent des mythologies et ce sont rarement les mythologies qui engendrent les lieux-dits.